
"Quand je suis arrivé dans cette section, ça ne m'a pas intéressé. J'ai pris goût à ce que je faisais et aujourd'hui, je suis le meilleur soudeur de la section" Moussa
Je viens d’accompagner une classe de seconde bac pro métallerie dans un lycée professionnel parisien. L’objectif : lutter contre l’absentéisme scolaire.
Certains jeunes se retrouvent en première année Bac Pro dans un lycée et une filière qu’ils n’ont absolument pas choisis. Souvent le résultat d’une scolarité chaotique. L’orientation subie aboutit la plupart du temps à une grande démotivation du jeune qui a pour effet le décrochage scolaire, l’absentéisme et parfois la délinquance.
L’Association « Réussir Moi Aussi » a mis en place et orchestré un programme pour accompagner ces jeunes de 16 à 18 ans dans leur première année Bac Pro au sein des lycées professionnels de Paris et de la région parisienne.
C’est dans ce cadre que j’ai été amenée à rencontrer les jeunes d’une section Métallerie. Nous nous sommes vus tous les vendredis matin pendant cinq mois. Les premières séances ont été un peu difficiles, car j’avais en face de moi des jeunes qui n’avaient pas choisi cette orientation. Pour la plupart, on les avait mis là où il restait de la place, et ils n’avaient pas envie d’être là . Ils ne se sentaient pas valorisés par le métier qu’on leur proposait. Ils s’appelaient eux-mêmes la « section poubelle ».Â
Les deux premières séances, je me souviens m’être sentie impuissante. Je n’arrivais pas à trouver comment les aider. Je les voyais tellement démotivés, n’y croyant plus. En fait, pour reprendre une expression narrative, je m’étais laissé « recruter par le problème ». Ils n’y croyaient plus et, du coup, je n’y croyais pas moi non plus ! En restant vigilante à ne plus me laisser envahir par cette histoire de désespoir ou de « non espoir », j’ai retrouvé de l’espoir et j’ai pu réintégrer ma position de personne ressource pour eux. Il leur fallait reprendre confiance en eux-mêmes, il fallait qu’ils redeviennent les acteurs et les auteurs de leur vie et de leurs projets. Nous avons commencé par faire un travail autour de leurs ressources. « Ok. Vous avez été piégé par le système. Mais comment vous faites pour résister à cette situation ? Qu’est-ce qui vous donne encore la force de vous lever le matin ? Sur quoi vous appuyez-vous pour avancer ? Qu’est-ce qui vous aide à tenir le coup ? Quelles sont vos ressources ? De qui tenez-vous ces ressources ? Qui autour de vous ne serait pas étonné que vous ayez ces ressources-là  ? ».Â
Nous avons aussi travaillé la solidarité entre eux, en mutualisant les ressources et les savoirs du groupe pour trouver des solutions aux obstacles qui pouvaient se présenter à eux. Alors que nous réfléchissions ensemble à « Qu’est-ce qui pourrait vous aider à tenir ensemble pendant cette année scolaire ? », ils ont émis le souhait de participer à un projet commun. Un projet qu’ils feraient avancer au fur et à mesure de nos séances. Et très vite ce projet a pris la forme d’un film.  Ce sont eux qui ont décidé de tout, de la forme, du contenu. Ce film a été un beau moyen de créer du lien et de les faire s’exprimer sur ce qui est important pour eux dans la vie. Un moyen d’avoir un projet en commun pendant toutes ces semaines qui les aide à s’accrocher et à retrouver de l’espoir en l’avenir. Un moyen aussi pour eux, qui jusqu’ici avaient subi leur scolarité, de se mettre dans la position de ceux qui savent ce qui est bien pour eux, afin de redevenir acteurs et auteurs de leur vie et de leurs projets.
Nous avons décidé ensemble, lors de notre dernière séance de coaching, de présenter le film aux professeurs, aux CPE, et proviseur. Un moyen de faire rayonner plus largement ce qui est important pour eux afin, de renforcer cette nouvelle histoire que nous avions écrite ensemble. La projection a eu lieu le 15 mars dernier dans l’amphi du lycée. Elle a duré quinze minutes et ensuite nous avons fait résonner le public invité. Nous avons eu de magnifiques réactions des professeurs et des CPE présents : « J’ai été très touchée de découvrir une autre face de vous», « Je suis touché de les entendre s’exprimer aussi bien d’eux-mêmes, de leur vie, de leurs projets. Je suis fier d’eux », « Je suis très impressionné. Je suis prof de terminale, je ne les ai pas encore, mais cela me donne envie de les connaître, je serais heureux de les avoir dans ma classe ». « De les entendre sur le coaching, cela me donne des idées et me fait réfléchir sur nos méthodes pédagogiques et de ce que l’on pourrait faire pour motiver nos élèves… « J’ai été frappé par la profondeur de ce qu’ils ont dit et de leur maturité », « Ils ont l’air bien ensemble, soudés », « Ce film m’a permis de mieux vous connaître, de découvrir autre chose de vous », « je ne suis pas surpris car je connais bien ces élèves », je suis touché de les entendre parler comme ça »….
Les jeunes ont également réagi aux commentaires des invités. Ils les ont remerciés et se sont exprimés sur ce que ça leur faisait d’entendre cela sur eux, sur ce que cela disait d’eux et de ce qui est important pour eux et sur  l’espoir que ça leur donnait pour l’avenir.  J’ai envie de terminer sur le dernier témoignage, celui de Moussa, un des jeunes acteurs du film : « Je vous remercie. Je ne savais pas que vous pensiez cela de nous. On va s’accrocher comme ça jusqu’en terminale ».
Dina Scherrer
Publié le : 21 mars 2011 | | Partager/Mettre en favoris
Jeanne est une jolie et brillante jeune fille de dix-huit ans, qui après avoir décroché son Bac S est aujourd’hui en prépa Kiné, une orientation qu’elle a choisie et qui lui tient particulièrement à cÅ“ur.
Tout irait parfaitement bien si Jeanne n’était pas obligée de lutter contre ce qu’elle a appelé « Crise d’angoisse » et qu’elle décrit comme un sentiment de panique qui l’envahit à des moments bien précis.
« Crise d’angoisse » est arrivée dans la vie de Jeanne il y a un peu plus de trois ans, quand elle était en 3ème. Elle a été particulièrement présente en 1ère S,  ce qui a rendu son année difficile, a fait chuter ses notes et failli la faire redoubler. Depuis « Crise d’angoisse » est surtout présente au moment de prendre la parole en cours, même si parfois elle tente de faire une apparition quand Jeanne est avec certains amis, ce qui lui donne l’impression d’être un peu plus réservée que les autres.
Au moment où Jeanne décide de venir me voir, « Crise d’angoisse »Â semble occuper pas mal de place dans sa vie, surtout en cours quand Jeanne doit prendre la parole devant ses camarades et ses professeurs. Alors, Jeanne ne dort pas la nuit quand elle sait qu’elle va prendre la parole le lendemain. Le jour où elle doit prendre la parole, elle est terriblement angoissée en attendant qu’on l’interroge, et du coup n’est plus très attentive à ce qui se passe en cours. Au moment où elle doit parler, elle a la voix qui tremble et elle perd ses moyens, et après avoir parlé elle ressent la honte de ne pas avoir pu mieux maîtriser la situation.
L’objectif de Jeanne en venant me voir est très clair : se débarrasser de « Crise d’angoisse » qui l’empêche de vivre et de profiter pleinement de ses études. Elle craint aussi de devoir passer toute sa vie avec elle et qu’elle prenne de plus en plus de place dans son existence.
Ce qui me fascine chez Jeanne c’est la précision avec laquelle elle me raconte tous les effets de « Crise d’angoisse » dans sa vie et l’expertise qu’elle a sur son histoire de problème et ses effets.  Nous avons avancé en enquêtant sur les intentions de « Crise d’angoisse » pour la vie de Jeanne. Les avantages, les inconvénients que cela a sur sa vie. Sur tout ce que Jeanne avait déjà  tenté pour éloigner « Crise d’angoisse » de sa vie.Â
Cela a permis à Jeanne de s’apercevoir qu’elle a toujours été active face à ce qui lui arrivait. « Crise d’angoisse » par exemple n’a pas empêché Jeanne d’avoir une bonne note à son oral de Français au Bac, ne l’a pas empêchée non plus de faire du théâtre pendant des années et d’en retirer beaucoup de plaisir et aussi de terminer ce premier trimestre de Prépa avec une bonne évaluation. Et, surtout, cela lui a permis de comprendre que, derrière sa difficulté de prendre la parole devant ses camarades, il y avait son souci de ne pas trop en faire pour rester au même niveau que ses camarades, car, ce qui est important pour Jeanne, c’est d’être attentive aux autres.
 Aujourd’hui « Crise d’angoisse » a perdu de son intensité dans la vie de Jeanne. Lors d’une de nos dernières séances, j’ai proposé à Jeanne d’écrire une lettre de licenciement à « Crise d’angoisse ». Elle a tout de suite accepté. Quand elle m’a lu sa lettre j’ai été très émue, car, en acceptant d’écrire à « Crise d’angoisse », elle acceptait l’idée qu’elle, Jeanne, n’était pas le problème. Jeanne m’a autorisée à publier sa lettre pour que cela aide peut être d’autres jeunes qui connaîtraient la même situation qu’elle.
« Peu chère Crise d’angoisse,
Cela fait maintenant un peu plus de 3 ans que nous nous côtoyons et je t’écris cette lettre pour te demander de me laisser continuer ma route sans toi.
Même si cela a été difficile à avouer, j’ai bien pris conscience que tu n’étais pas là pour rien et que tu me protégeais et me permettais de ne pas penser à des choses plus inquiétantes que toi.
Te côtoyer m’a donc apporté quelques avantages mais cela me semble si peu à côté de ce que tu m’as fait endurer : le renfermement sur moi-même, la perte de confiance en moi, les heures de sommeil perdues à t’appréhender, l’énergie dépensée à essayer de te contrôler lorsque tu m’envahissais malgré moi et ce sentiment de honte que je m’imposais après t’avoir laisser me paralyser devant les autres alors que finalement c’est toi qui devrait avoir honte de m’imposer cela.
Il serait mieux pour moi que tu partes pour que je puisse m’épanouir et profiter de mes études que j’ai la chance d’avoir pu choisir, pour que je puisse enfin prendre la parole librement en cours sans que cela me demande un effort surhumain, sans croire que j’en suis incapable et sans avoir l’impression que la pire des choses va m’arriver.
Merci d’accepter ma décision, c’est sans verser une larme que je te dis adieu.
Jeanne »
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Publié le : 19 décembre 2010 | | Partager/Mettre en favoris
Le tunnel Publié le : 11 décembre 2010
J’ai toujours été mal à l’aise lorsque je dois traverser un espace fermé et obscur. Quand j’étais enfant, nous avions un couloir long et sombre où j’ai ressenti de grandes frayeurs. En voiture, il m’est arrivé de faire un détour de plusieurs kilomètres plutôt que de traverser un long tunnel comme celui de La Défense. La semaine dernière, à la suite d’importantes chutes de neige dans la région parisienne, j’ai passé onze heures dans ma voiture pour faire vingt-cinq kilomètres. Onze heures, dont quatre sans bouger. Dans un tunnel. Je pourrais donc vous faire le récit d’une épreuve horrible. Car, en plus, j’ai eu tout le temps de le voir venir, le tunnel ! Pendant des heures, j’ai vu son entrée se rapprocher inexorablement, sans avoir la possibilité de me défiler, emprisonnée par les voitures qui entouraient la mienne de toute part, devant, derrière, sur les côtés. Et, une fois dans sa bouche sombre, la circulation s’est immobilisée. Quatre heures avant de ressortir. De quoi savourer l’angoisse jusqu’à la panique.
Mais ce n’est pas cette histoire-là que je vais vous raconter. Dans la même situation, quelques années plus tôt, cela aurait été terrible, et j’ai bien senti « l’angoisse du couloir » qui tentait de s’emparer à  nouveau de moi, de me « recruter ». Alors, je me suis rapidement mise en « mode survie ». J’ai commencé par repérer les ouvertures possibles pour échapper à cette situation. J’ai localisé les issues de secours. J’ai évoqué l’éventualité de laisser la voiture sur place et de partir à pied. J’ai établi, grâce à mon téléphone portable, un lien avec l’extérieur en appelant tous ceux qu’il m’est possible d’appeler à minuit sans qu’ils me raccrochent au nez… Autrement dit, j’ai fait foisonner des histoires alternatives à celle de la peur du tunnel. Et je me dis maintenant que ce tunnel est une formidable image pour parler d’une histoire dominante qui nous enferme. Créer des histoires alternatives, c’est percer des issues de secours dans le tunnel.Â
Du coup, j’ai pu vivre et je peux vous raconter une autre version de cette traversée du tunnel. Ce que je garde de cette expérience et qui m’a beaucoup touchée, c’est la formidable solidarité qui s’est mise en place pendant cette épreuve. Dès qu’une voiture patinait ou s’enlisait, plusieurs personnes se mobilisaient pour l’aider. Ceux qui avaient de la nourriture ou de l’eau partageaient avec les autres. Des routiers ont pris en charge une mère et ses enfants en panne d’essence. Des groupes de femmes se relayaient pour cacher celles qui avaient une envie pressante à satisfaire. Des journaux et des magazines circulaient de voiture en voiture. Les gens sortaient de leur véhicule et se parlaient, se remontaient le moral spontanément. Les regards qui s’échangeaient parlaient de compassion et de soutien. Le tout en pleine nuit, sous la neige, par -2° de température, sur une autoroute totalement paralysée. Ce qui était parti pour être un cauchemar s’est transformé en aventure humaine.
Les jeunes, les moins jeunes, les familles, les routiers, des personnes qui ne se seraient certainement jamais rencontrées par ailleurs se retrouvaient sur la même route plongées dans la même histoire.
Quant à moi, comme l’angoisse tentait à nouveau de m’envahir, une jeune femme d’une vingtaine d’année est venue taper à ma vitre. Elle m’a dit qu’elle était paniquée, qu’elle avait du mal a respirer. Elle ne le savait pas, mais c’était un peu l’état contre lequel je luttais moi-même. Je l’ai rassurée comme j’ai pu, en partageant avec elle les idées que j’avais élaboré pour aller mieux. Elle ne saura certainement jamais le bien qu’elle m’a fait en venant me parler de son malaise. Car, en la rassurant, je me suis rassurée moi-même.Â
N’est-ce pas finalement ce que nous faisons tous les jours en coaching : aider une personne qui sans le savoir nous aide aussi…Â
Dina Scherrer
Publié le : 11 décembre 2010 | | Partager/Mettre en favoris
Depuis que j’accompagne des jeunes en décrochage scolaire, il apparait qu’une de leurs principales difficultés – hormis  de devoir résister à ce qu’ils appellent « la concurrence aux devoirs » : Facebook, la télévision, les jeux vidéos, les sorties avec les amis – est de réussir à se concentrer suffisamment longtemps pour pouvoir travailler seuls, chez eux, le soir.
C’est le cas de Lucas, un jeune homme de seize ans que j’accompagne, qui après avoir redoublé 2 fois se retrouve en seconde avec un bulletin de deuxième trimestre qui laisse présager peu de chance qu’il passe en première. Il est même envisagé de le changer d’établissement afin de lui faire intégrer une première technologique.
Pour Lucas, c’est hors de question : il veut passer en première ES. Mais, il ne comprend pas pourquoi il n’y arrive pas. Il se sent décalé, incompris. Or, c’est un jeune homme extrêmement intelligent et qui a beaucoup d’humour. Il me raconte comment il s’y prend pour travailler. Il me dit se mettre devant sont bureau, dans sa chambre et y passer trois heures. Mais que, sur ces trois  heures, il n’arrive généralement à travailler… qu’un quart d’heure.  Je lui demande ce qu’il fait le reste du temps. Il me répond « rien ». Alors, je lui demande à nouveau : « Et qu’est-ce que tu fais quand tu ne fais rien ? ». « Je pense ». Et moi d’insister: « Et tu penses à quoi ? ». Et lui :  « A plein de choses, je ne sais pas moi !».Â
Pour aider Lucas, je lui ai parlé d’un livre que j’avais lu et qui m’avait beaucoup plu.  Il s’agit d’« Un privé à Babylone »,  de Richard Brautigan. C’est un polar qui raconte avec beaucoup d’humour l’histoire d’un détective privé à qui rien ne réussit vraiment dans la vie, sauf quand il se projette dans « Babylone », une ville qu’il s’est inventée et où tout lui réussit. Dès qu’il le peut, il pense à Babylone et, là -bas, il est toujours aimé, respecté, reconnu. Mais de penser à Babylone lui fait rater pas mal d’affaires. Jusqu’au jour où un nouveau contrat se présente, qui peut lui faire gagner beaucoup d’argent. La solution  à pas mal de ses problèmes,  car il doit de l’argent à tout le monde et il n’est pas loin de se faire expulser de son appartement. On peut voir,  tout au long du livre, les efforts qu’il fait pour résister subtilement à Babylone afin de pouvoir suivre efficacement cette affaire qui pourrait le remettre à flot.
Cette histoire a été pour moi un magnifique sésame pour avancer avec Lucas et avoir accès à son univers. J’ai eu la chance que Lucas m’ouvre les portes de sa Babylone et, dans la Babylone de Lucas il y avait un véritable trésor.  Comme dans les sabots d’Hélène – de Brassens – il y avait les pieds d’une reine. Encore fallait-il les voir. Lucas m’a dit, par exemple, « Je pense à qui je suis et qui j’ai envie d’être » « je me teste » « Je m’imagine des situations et je me demande comment je réagirais » Autant de pépites qui allaient me révéler ce qui est important pour Lucas dans sa vie. Il ne me restait plus qu’à les accueillir, à les relier au monde réel afin que Lucas en nourrisse sa vraie vie et à les étoffer.
Reconnecter Lucas à ce qui est précieux pour lui, allait pouvoir lui permettre de reprendre confiance en lui.  Il  n’était plus seulement un jeune homme en difficulté scolaire mais aussi et surtout un jeune homme pour qui le respect de soi et des autres, l’honnêteté,  la fidélité, la sincérité, l’humour, la gentillesse sont  le fil conducteur de sa vie. Il m’a même confié qu’il se voyait bien, plus tard, humoriste,  afin de faire rire les gens car Lucas aime quand les gens sont heureux autour de lui. Merci Lucas.
Dina Scherrer
Publié le : 27 novembre 2010 | | Partager/Mettre en favoris
Lors d’un de nos derniers groupes de pairs, où nous avions décidé d’expérimenter « l’arbre de vie », je me souviens m’être sentie un peu ridicule, au moment de présenter mon arbre, à la lecture du mot « couscous » que j’avais écrit impulsivement entre les racines de mon arbre. Aux racines d’un arbre de vie j’imagine que l’on trouve plus souvent des mots comme « père », « mère », « pays », « ancêtres », « langue », que le nom d’une spécialité culinaire. Pourtant, j’y ai repensé et je suis persuadée que certains aliments sont une vraie composante de notre identité, une invocation à la mémoire, une source d’histoires à raconter ou, seulement, à rêver.
Un plat comme le couscous, pour moi, c’est un « hyperlien » vers ma saga familiale. Je revois ma mère, le dimanche matin, émietter la semoule brûlante entre ses mains pendant que le fumet du bouillon emplit la maison. Je revois mes frères et sÅ“urs, mes oncles, mes tantes, les jeunes, les vieux, se retrouver chez nous et raconter leurs vies, souvent baignées de nostalgie pour les plus anciens, contraints, quelques années plus tôt, de quitter l’Algérie. Je revois notre vie d’alors, si différente… Le couscous de ma mère était le confluent d’une multitude d’histoires qui se rejoignaient le dimanche pour n’en former qu’une. J’ai repris la tradition et je sais ce qu’il me faut faire aujourd’hui pour rassembler une famille qu’éparpillent les emplois, les intérêts et les obligations : j’annonce à qui veut l’entendre que, tel dimanche, je vais faire un couscous, et je sais que toute la fratrie sera là .
Cette réflexion m’a amené à sonder quelques connaissances et j’ai été rassurée de voir que telle ou telle cuisine occupait chez les uns et les autres, comme chez moi, des fonctions symboliques. Chez certains de mes amis, il n’y a pas d’anniversaire ou de célébration sans canard. En foie gras d’abord, puis en magret ou confit, le volatile rappelle à ces exilés les doux paysages de leur Sud-ouest natal. Accompagné de pommes de terre cuites dans la graisse, relevé d’ail, arrosé d’un cahors, il parle des repas d’antan, des parents qui ne sont plus, des maisons qu’on a dû quitter, des enfances qui se sont évanouies – mais aussi des amis qu’on a encore « là -bas ». D’ailleurs, parfois, on s’approvisionne en conserves ou en vin chez les amis en question et cela renforce de complicité réelle une consommation symbolique.
Le choix des boissons qui accompagnent ces repas vient parfois ajouter des nuances particulières. « Dans les grandes occasions – me dit l’un – je sers du veuve clicquot : c’était le champagne préféré de mon père. C’est comme si je l’invitais à être de nouveau parmi nous. Mais c’est seulement pour les évènements vraiment familiaux ». Un autre m’a avoué : « Je sais bien qu’il en est de meilleurs, mais, pour nous autres Basques, il a une valeur tellement symbolique que j’achète tous les ans quelques caisses de vin d’Irouléguy ». Et un autre encore, quand il reçoit des amis de jeunesse, ne craint pas de marier des plats bien français avec un certain vin d’Australie en souvenir d’un voyage qu’ils firent là -bas.
La cuisine est une mémoire, un langage. Et aujourd’hui j’ai conscience que réunir ma famille, mes amis autour d’un couscous est une manière de rendre hommage à mon histoire, à mes origines.
Publié le : 23 août 2010 | | Partager/Mettre en favoris